Le Paris de ce mois de mai est taciturne, bouche bée. Et trop chaud. De cette chaleur huileuse qui colle à tout. Rodolphe passe les grilles du jardin du Luxembourg. Il aime y flâner. Le long des allées, dans les repaires d’ombre lourde, des corneilles cherchent leur vie près des poubelles qui débordent. Des enfants jouent à la guerre autour de la statue de Minerve et filent se cacher dans les buissons épais. La guerre semble loin, les charbons sont encore chauds. Mais non, la guerre continue. Ça ne s’arrête jamais, la guerre. Faut être naïf comme un séminariste pour penser le contraire.
Par-dessus les toits du Palais du Luxembourg, un gros nuage noir masque le soleil. Les enfants se rassemblent autour de leurs mères. Dans le bassin, deux voiliers se croisent, leurs toiles minuscules gonflées d’une brise invisible.
Rodolphe sort du parc. Un taxi se pointe, il lève le bras.
— Salle Pleyel, s’il vous plaît.
Le chauffeur marmonne deux ou trois mots sans queue ni tête et redémarre. Sa voiture est une vieille dingue, une Primastella d’avant-guerre, avec des marchepieds de torpédo et des gros phares ronds qui sortent des ailes comme des yeux d’escargot. Une bêtise de mécanique, qui brinquebale et vibre de toute sa carlingue. On dirait un bastringue mal accordé.
— Quelle heure est-il ?
— 18 h 30, répond le chauffeur qui laisse mourir une Gitane maïs à ses lèvres.
Dehors, c’est de la musique. Le grand tintamarre du temps qui passe. La mélodie du monde, sa rumeur, aussi, la plus belle et la plus sale. Les voix de flûte des gosses du Luxembourg. Une vérité. C’est toute la vie, la musique. Le premier cri. Le dernier râle. Le corps des femmes, leurs jambes légères. Et la mort, en notes funèbres. Et le chant des oiseaux et les tambours des armées. Et le craquement de la terre et les étoiles qui chuchotent en brillant follement. Et le feulement du vent sous le ciel, et tout le reste enfin.
Le taxi s’arrête.
— Voilà, monsieur. On y est.
Au-dessus de l’entrée de la salle Pleyel en grandes lettres de lumière, il est écrit :
Neuvième Symphonie
Ludwig van Beethoven
Chœur et orchestre de la Radiodiffusion française
Direction : Rodolphe Meister
Avant chaque concert, Rodolphe reluque un instant le public, pour le sentir, l’apprivoiser. C’est tellement difficile.
La salle se remplit lentement. De fauteuil en fauteuil, on murmure, les voix s’effacent sur les velours pourpres. Des critiques piapiatent, un programme à la main, ils ont des têtes intelligentes ceux-là, des visages d’oiseaux sérieux qui savent, c’est ce qu’ils croient. Les esprits halètent, des commères au premier rang et des jeunes tout raides dans leurs smokings à bas prix, des musiciens aussi, dont les regards se perdent dans le vide immense et chaud de la salle.
En coulisse, Meister serre quelques mains, avec sa politesse distante de Berlinois.
— Comment ça va ? demande le premier violon en faisant sonner une corde grave d’un coup d’ongle.
— Comme quelqu’un qui va diriger la Neuvième…
— Oh, je te fais confiance.
Rodolphe distribue quelques sourires et se retire en claquant la porte de sa loge.
Être seul. Dans cette pièce dérisoire aux murs jaunes. L’antichambre des grandes heures est toujours désolante, mais c’est le lieu de la métamorphose, le passage par l’en-dessous du soleil. Rien de superflu, des objets d’une banale vulgarité, l’odeur de plomb d’une vieille peinture. On se transforme rarement dans des lieux de paradis. Le voici dans le huis clos, le vestibule de la lumière. Un cabinet de vérité. Conduire la Neuvième Symphonie est toujours une deuxième naissance. Un passage d’un monde à un autre.
— Moins d’une minute ! lance le régisseur de Pleyel. L’orchestre est en place.
Rodolphe saisit sa baguette, ouvre la porte d’un geste sec et s’avance vers la scène, le regard fixé au sol. Ne rien entendre. Ne rien voir. Les étoiles perchées dans les cintres éblouissent. Des visages par centaines sont alignés dans la pénombre. Les applaudissements crépitent. Rodolphe salue brièvement, lève la baguette d’un geste sec et fier, la suspend dans le silence, puis l’abaisse. Comme une caresse dans l’air.
La musique a des accords que les mots ne peuvent dire, ni même comprendre. Faut s’y résoudre. Elle est la parole profonde de l’âme, elle ne se trompe pas. Elle irradie de Rodolphe, parce qu’il sait prendre tous les risques et qu’il est de toutes les audaces.
Pleyel applaudit à tout rompre. Rodolphe salue, s’enivre dans la chaleur électrique du public. Il faut quitter la scène, donner de soi, encore et encore, aux admirateurs, aux journalistes qui laissent traîner leurs oreilles. Et fuir, à nouveau.
Seul, devant son piano, un cognac dans une main, il caresse sa petite tête de pâte à modeler.
— J’ai été bien, Père. Mais j’ai failli perdre le tempo sur les dernières mesures.
— C’est comme ça que c’est grandiose. Quand le cœur et l’âme oublient la mathématique de la musique.
Le carillon du salon sonne minuit, douze coups argentins. Une voix fluette appelle, en allemand.
— Je suis là, Maman.
— Comment c’était ?
— Un triomphe, pas d’autres mots.
Rodolphe s’assoit sur le bord du lit et prend la petite main de Christa. Elle n’a pas verni ses ongles depuis un bon moment, ses cheveux sont défaits.
— Ton imprésario a téléphoné juste après ton départ.
— Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Le Théâtre national du Danemark cherche un chef pour Tristan et Isolde. Un remplacement. Il faut répondre tout de suite.
Le regard de Christa Meister s’adoucit, un frêle sourire éclaire son visage.
— C’est une belle scène, dit-elle en détournant les yeux. Public exigeant. Un peu froid. J’y ai chanté quelques mois avant ta naissance. Un signe.
— Je ne sais pas si je pourrai.
— Pourquoi ?
— Tu le sais.
— Soupèse ton cœur, mon fils, pénètre ton âme. Les nazis aimaient Wagner, c’est vrai. Ils aimaient aussi Beethoven et Schumann. Sans parler de Brahms ! Alors, tu vas cesser de diriger toute la musique que les nazis ont aimée ?
— Tu as sans doute raison… Ils ont failli nous détruire.
— J’ai aimé chanter Wagner, il m’a donné les plus beaux rôles de ma vie. Je les ai tous eus, de Brunehilde à Isolde, en passant par Elizabeth ou Elsa. Bayreuth, Vienne, Berlin… Je n’ai rien oublié. La fin du Crépuscule des dieux, cette magie noire de la musique.
Le visage de Christa se ferme. Elle détourne les yeux et fixe l’abat-jour de la lampe de chevet.
— Il y a autre chose, ajoute-t-elle d’une voix blanche.
— Quoi donc ?
— Tu dois remplacer Wilhelm Furtwängler.
Sa main caresse le drap fleuri en un geste lent, le regard lointain.
— Accepte, c’est un devoir.
Rodolphe veut poser une dernière question. Christa ferme les paupières et soupire. S’enfuir, dans le sommeil et les rêves défaits. Il dépose un baiser sur son front. Le destin est un accord qui sonne faux. Un voile déchiré.
Première partie
Le chant d’amour et de mort
« J’avais des certitudes,