Выбрать главу

— J’aimerais voir Maman qui doit être en train de répéter.

Winifred a un sourire pincé et repose le cadre sur le Steinway.

— Wieland va vous conduire jusque dans la salle, dit-elle. Il ne faudra pas faire de bruit.

Le Palais des festivals est à deux pas. Rodolphe marche vite, d’un pas décidé, sans même écouter les remarques que Wieland Wagner se sent obligé de lancer chaque fois qu’il passe devant un recoin historique de ce sanctuaire de la musique. Eva a posé sa main sur son épaule. Elle a toujours ce geste de tendresse quand elle est fière de lui.

La salle est plongée dans l’obscurité. On distingue à peine la colonnade de la galerie qui domine l’amphithéâtre. Eva et Rodolphe s’installent sur les strapontins du deuxième rang, juste derrière le metteur en scène qu’une ampoule éclaire faiblement.

— On dirait un spectre, plaisante Rodolphe à l’oreille d’Eva.

— Chut.

Sur la scène, Christa Meister est allongée sur un rocher de carton-pâte. Dernier acte de la Walkyrie. Wotan se tient au-dessus d’elle, une lance à la main.

— C’est la scène où le cercle de feu entoure Maman, murmure Rodolphe.

Il entend des flûtes invisibles qui filent vers les aigus comme des flammes. Wotan dit :

Que celui qui craint la pointe de ma lance ne traverse jamais ce feu…

Un tonnerre lui succède. La colère du dieu semble bondir de chaque coin de la salle. Puis les flûtes reviennent comme des flammèches crépitant par-dessus les violons qui s’éteignent doucement.

— C’est très bien, dit une voix. Magnifique.

Christa Meister se relève et se dirige vers l’avant-scène. Elle aperçoit son fils dans la salle et lui adresse un sourire.

— Viens nous voir.

Rodolphe se dirige vers le pupitre. Furtwängler apparaît et l’observe, amusé.

— Tu veux voir l’orchestre ? Ici, à Bayreuth, personne ne peut le voir, ni son chef. Monte sur le pupitre.

Furtwängler hisse Rodolphe sur la chaise haute. De là, il domine la fosse qui pénètre loin sous la scène. Les musiciens rangent leurs instruments, échangent quelques mots feutrés dans un bruit de bric-à-brac. En l’apercevant, le premier violoncelle adresse un sourire à Rodolphe qui répond d’un signe de la main.

— Vous n’êtes pas à la bonne page ?

Furtwängler observe Rodolphe qui tapote du doigt l’énorme partition posée sur le pupitre.

— Ce n’est pas là que vous vous êtes arrêté.

Furtwängler se penche vers l’enfant et lui souffle :

— Tu as raison, mon garçon. Mais comment le sais-tu ?

— Je sais très bien lire la musique.

Rodolphe cherche les dernières pages.

— Alors, je dois t’avouer un secret, dit Furtwängler à voix basse. Mais il ne faut pas que tu le répètes. Pas même à Christa Meister. Promis ?

— Juré.

— Je connais la partition par cœur. Toutes les notes, de tous les instruments. Tous les silences… C’est pour cette raison que je ne tourne pas les pages. Ça ne me sert à rien.

Rodolphe écarquille les yeux en visant le gros livre.

— Tout ça, vous le savez par cœur !

Wilhelm appuie la pointe de son index sur sa tempe.

— Tout est là-dedans ! Dans ma tête.

Rodolphe reste bouche bée.

— Est-ce que tu aimerais être chef d’orchestre plus tard, quand tu seras grand ?

— J’hésite, répond le gamin avec aplomb. Peut-être pianiste, car je joue très bien. Ou peut-être compositeur.

— Pourquoi compositeur ?

— Parce qu’il est comme Dieu. Lui seul est la musique.

2

L’hiver 1932 est une saison de mauvais augure. Le froid semble avoir figé la crasse de Berlin sur les plaques de neige qui persistent aux coins des rues. Un taxi dépose Wilhelm Furtwängler sur Mohrenstrasse, dans le quartier massif des affaires et des maisons de l’État, chic et bien ordonné. Adolf Hitler l’attend à l’hôtel Kaiserhof, de l’autre côté de la Wilhelmplatz, à deux pas.

Le chef d’orchestre marche un instant, histoire de se détendre. Il n’aime pas rencontrer les hommes politiques et encore moins les nationaux-socialistes. Une jeune femme le dévisage et lui donne un sourire radieux, belle dans la blondeur froide du matin.

Au kiosque à journaux, Furtwängler aperçoit sa photo. Le Berliner Tageblatt annonce le concert qu’il doit donner ce soir, au Staatsoper : Un Requiem allemand et Première Symphonie de Brahms. Une pure merveille, souligne l’article. Un chef au sommet de son art. Les autres canards consacrent leurs unes aux élections législatives. Der Stürmer pend à un papillon de métal. Une caricature, pleine page, représente un homme mal rasé, aux yeux lubriques et au gros nez crochu. Un titre en gothique, rouge et noir : « Les Juifs sont notre malheur ».

L’hôtel Kaiserhof est un immense palace qui date du siècle dernier. Grand luxe et limousines secrètes qui patientent à la porte. La direction ne cache pas ses sympathies nationales-socialistes. Les membres du NSDAP y sont régulièrement invités, le patron est un ami. La chancellerie du Reich se trouve en face. Une place à traverser si jamais les nazis sont élus.

Les élections législatives sont dans deux jours. Adolf Hitler veut connaître les sentiments de Furtwängler vis-à-vis de Bayreuth. Car les relations entre le maestro et Winifred Wagner ne sont plus au beau fixe.

Un an plus tôt, Furtwängler a voulu piloter un avion pour se rendre à Bayreuth, première fois qu’il y participe. Winifred Wagner souhaitait faire un coup d’éclat en invitant Arturo Toscanini, l’immense gloire internationale. L’avion du chef allemand subit des avaries, on manque casser du bois et y rester. Furtwängler arrive en retard pour les répétitions de Tristan. Winifred Wagner n’apprécie pas ce qu’elle interprète comme une regrettable légèreté et encore moins Tietjen, l’administrateur du festival, un nazi convaincu.

Cette année-là, on célèbre l’anniversaire de la mort de Cosima Wagner et de son fils Siegfried. Toscanini tient forcément le haut de l’affiche. Il a précédé Furtwängler au festival et il est de très mauvaise humeur, malade paraît-il, déjà que son caractère n’est pas facile. Les deux chefs n’ont pas tardé à se détester cordialement. Furtwängler s’est taillé la part du lion dans la programmation, à lui l’Héroïque de Beethoven, à Toscanini Une Ouverture pour Faust de Wagner, œuvre mineure pour un maestro de sa taille.

Durant les répétitions, Tietjen ne cesse pas de rapporter les réflexions désobligeantes du chef sur Winifred Wagner. Et puis, Toscanini quitte le festival dans une colère monumentale, parce que du public assiste aux répétitions et qu’il ne le supporte pas, à l’inverse de Furtwängler qui adore ça. Sans parler de cette ambiance brune que le chef italien renifle partout et qu’il déteste. Le soir du concert, Furtwängler dirige comme jamais, des femmes s’évanouissent. On pourrait en rester là mais le chef se permet de critiquer, directement dans la presse, les choix artistiques de la belle-fille de Wagner. Une sorte de crime de lèse-majesté qu’elle ne lui pardonne pas. L’arrogance a ses limites. Furtwängler gagne deux cent mille marks par an alors que Strauss ne dépasse pas les quatre-vingt mille. De quoi se plaint-il en permanence ! Winifred ne décolère pas, le chef à qui elle sert du « très cher ami » s’occupe de tout et tire sans cesse la couverture à lui.

Hitler demande :