— Si nous sommes élus, reviendrez-vous à Bayreuth ?
— C’est une question difficile. La balle est dans le camp de la famille Wagner.
Hitler sourit, une drôle de mimique de garçonnet gêné de poser des questions, un peu gauche dans sa manière de faire des compliments. Furtwängler s’attendait à un personnage impressionnant, un type gonflé d’orgueil et de revanche, un ancien de la Grande Guerre, croix de fer, avec un regard droit et froid, comme on en rencontre si souvent. Les actualités montrent sans cesse un tribun dégoulinant de haine et de sueur, de colère et de revanche. Il se trouve face à un garçon coiffeur qui cherche ses manières, un tantinet efféminé.
— Winifred Wagner est une amie personnelle, dit Hitler. Elle est acquise depuis toujours à la mission historique du national-socialisme. À notre plus grande cause ! C’est elle qui m’a fait parvenir du papier quand j’étais en prison et que j’écrivais Mein Kampf !
Adolf Hitler réfléchit et s’assombrit soudain. Engoncé dans un costume noir de grand prix, il a presque l’air élégant. Furtwängler l’observe, amusé et inquiet à la fois. Il connaît les actions de la SA{2} et le programme des nationaux-socialistes. Il en croise partout, de ces vauriens en uniformes quand il déambule dans Berlin ou les autres villes d’Allemagne. On a beau lui dire que ce sont tous des battus de la crise, des laissés-pour-compte, il n’en démord pas : tous des voyous et des ratés à qui l’ont fait miroiter les délices du petit pouvoir ! Cette populace saura cravacher les élites, les bons, les intelligents, si jamais elle prend d’assaut la démocratie. De ses yeux bleus pareils à de l’acier, Hitler épie chaque expression du maestro comme quelqu’un qui s’y connaît en hommes et qui sait jauger avec certitude.
— J’ai beaucoup d’admiration pour votre façon de diriger, vous savez ! Ce flux vital qui semble émaner de votre corps tout entier. Ce magnétisme. Vous dirigez de la façon que Wagner aurait souhaitée. Ce n’est pas comme ce Juif de Bruno Walter, une nullité totale. Sans parler de Knappertsbusch. Il a beau être un pur arien, celui-là, mais je ne connais pas pire torture qu’un opéra sous sa baguette. L’orchestre noie le chant, et il fait de tels mouvements des bras que le regarder devient une véritable punition. Je ne peux imaginer une symphonie de Bruckner sans vous.
Furtwängler ne dit mot, il apprécie les deux chefs. Bruno Walter figure parmi ses amis. Ensemble, ils parlent souvent de Gustav Mahler que Walter a bien connu.
Hitler est un camelot qui ne comprend rien à rien à la musique. Il fronce les sourcils et parle nerveusement, avec un horrible accent autrichien qui trahit ses origines modestes. Son visage dégage une étrange lumière quand il livre quelques sentiments personnels. La conversation dérive sur l’art. Il tient à exposer ses pensées. Le chef d’orchestre l’écoute vaguement.
— Je sais que vous pensez comme moi, Maître. La musique est une source d’émotions et de sentiments qui animent l’esprit. Pour moi, elle n’est que peu qualifiée pour satisfaire la raison. Qu’en dites-vous ?
Hitler fixe Furtwängler quelques secondes. Il transparaît une sorte de passion rageuse quand il s’exprime, quelque chose d’indicible qui force le respect et dicte la crainte.
— J’ai toujours pensé que la musique agit davantage sur les sentiments que sur la raison, dit le maestro pour couper court à la discussion. Mais il ne faut pas négliger la part de celle-ci. C’est pourquoi pour moi l’art n’a rien à voir avec la politique. Il a besoin de liberté, de la même façon que nous avons tous besoin d’oxygène.
Hitler secoue la tête.
— Je ne suis pas d’accord avec vous. Nous avons l’intention de donner à l’art la place qui lui revient de droit dans le cœur des Allemands. L’art, et particulièrement la musique, sera un des instruments de notre politique, pour le peuple.
Hitler laisse son regard planer sur le décor qui l’entoure, un autre âge, des tables vernies, rutilantes et des couleurs pastel.
— La musique imprègne l’atmosphère de son caractère profond, dit-il. C’est ce que je ressens. Et cette musique atteint son apogée comme nulle part ailleurs dans les œuvres de Wagner.
Furtwängler préfère Bach ou Beethoven qu’il place par-dessus tout autre musicien. Rien ne dépasse la Neuvième ou la Missa solemnis.
— L’Allemagne est le pays classique de la musique, poursuit Hitler. Chez nous, la musique est innée. En chacun de nous. C’est du goût que toute la race ressent pour la musique que sortent les grands génies artistiques, de la valeur de Bach, de Beethoven ou de Wagner. Ils constituent l’ultime sommet du génie artistique allemand.
Hitler se lève, fait quelques pas vers la fenêtre, s’arrête et fourre une main dans la poche de son veston.
— Nous serons élus, et nous ferons de la musique le guide de tout un peuple. Croyez-moi. Et j’ai besoin de vous car vous êtes notre plus bel ambassadeur. Le monde entier vous connaît et vous admire. Quel est votre prochain concert ?
— Ce soir même. On donne Un Requiem allemand au Staatsoper.
— Brahms. Magnifique. Je viendrai sans doute.
Hitler jette deux banalités en travers de la discussion. Une secrétaire entre, les bras chargés des journaux du jour. L’entretien est terminé.
Une fois sur Wilhelmplatz, Furtwängler fait quelques pas, l’esprit désordonné. Le monde qui l’entoure, son agitation furieuse d’essaim, ses crieurs de journaux qui déballent sans cesse la noirceur du quotidien, ses hommes aux costumes sombres qui sortent des ministères, l’esprit à la hâte, leurs mines sévères, lui semblent hors du temps. Il lève les yeux vers la façade aux moulures chantournées du Kaiserhof. Il lui semble voir le chef des nazis encore à la fenêtre, qui l’observe et lui fait un signe de la main, comme on dit à demain.
L’Allemagne n’est pas une opérette pour les aventuriers comme toi, songe Furtwängler en appelant un taxi. Nous sommes des Allemands, tout de même. Nous ne nous laisserons pas faire.
Le soir, le musicien note dans son carnet :
Cet homme a une multitude d’idées marginales et fort conventionnelles sur l’art. Sa médiocrité m’aurait effrayé si je n’avais pas été persuadé que jamais il ne parviendrait au pouvoir.
3
Rodolphe termine ses devoirs avant l’heure. Eva lui fait répéter l’orthographe. Elle a tout juste dix-huit ans, vient de Munich et parle avec un fort accent bavarois, en roulant un peu les « r ». Elle aime rire et s’amuser avec lui, le cajoler aussi, comme une deuxième maman. Pour l’amadouer, il lui joue des mélodies populaires de Bavière.
— À même pas sept ans, tu es déjà un virtuose !
Et un séducteur. Il a promis de l’épouser un jour, quand il sera grand.
— Encore une heure pour te distraire, Petit Homme. Ensuite, nous allons au concert pour entendre le grand Furtwängler, ton ami !
— Tu es jalouse.
— Va t’amuser.
Brahms est à l’affiche du Staatsoper. La Première Symphonie et Un Requiem allemand. C’est tellement beau. Au-delà de l’exprimable.
Rodolphe ne s’amuse pas comme les autres enfants, ignore les soldats de plomb ou les cubes de construction que sa mère lui a offerts, en bois décoré sur les quatre faces d’images naïves. Il préfère s’asseoir au piano, cherche une partition, hésite, tourne des pages en soufflant avec l’air détaché d’un adulte blasé qui a tout lu. Il possède déjà son répertoire, ce qu’il peut jouer sans lire les notes et qu’il garde dans son cœur. Toutes les sonates de Beethoven, des nocturnes de Chopin et des pièces de Liszt. Et Bach, son préféré.