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C’est la première fois que Rodolphe pénètre dans le Staatsoper. Il s’arrête un instant en apercevant les rangées de fauteuils couverts de pourpre, la loge impériale qui ruisselle de dorure. Il aurait aimé que sa mère lui ouvre les portes de ce monde enchanteur.

Eva a pris des billets pour des places au balcon, au premier rang pour que Rodolphe puisse voir. Les musiciens occupent déjà la scène. Certains répètent les passages difficiles des partitions qu’ils vont jouer, d’autres discutent en jetant de temps à autre des coups d’œil vers le public. Eva tient la main de Rodolphe. Il contient son émotion ; son souffle s’accélère quand la lumière s’abaisse.

Furtwängler entre sur scène côté jardin en faisant des pas de géant, sans regarder le public. Son arrivée dans le décor austère déclenche un tonnerre d’applaudissements. Certains se lèvent pour applaudir. Revêtu d’une queue-de-pie noire, il invite l’orchestre à se lever et serre la main de Szymon Goldberg le premier violon, un formidable soliste, qui s’incline timidement. Goldberg, même quand il joue de petits solos, est fantastique. Un artiste rare. Un modèle pour les autres violonistes de l’orchestre.

Furtwängler lève sa longue baguette d’ivoire tout doucement, laisse passer de longues secondes, puis l’abaisse d’un coup vif. Le premier accord, puissant, embrase Rodolphe, au-delà de ce qu’il a jamais entendu. Puis les coups de timbale réguliers comme le rythme d’un cœur de géant. Une extraordinaire énergie se dégage du chef, une sorte de hardiesse qu’il sait communiquer aux spectateurs et à son orchestre. Personne n’aurait pu l’exprimer. La fièvre circule, enfle et déborde, étrange fluide qui fait luire les yeux. Furtwängler dirige la Première Symphonie puis le Requiem allemand.

Rodolphe aime la symphonie, mais, par-dessus tout, le Requiem le bouleverse. La splendeur des chœurs qui se répandent en notes puissantes.

Heureux ceux qui souffrent Car ils seront consolés

Quelquefois, il a entendu sa mère répéter au piano la partie de la soprano. Une musique aérienne qui fuit dans les aigus, là-haut, tout là-haut où les émotions rencontrent les esprits. Quand il se tourne discrètement vers la chanteuse, Furtwängler paraît transfiguré.

Vous aussi, vous êtes triste maintenant Mais je vous reverrai Et votre cœur se réjouira, Et nul ne vous ravira votre joie.

Un triomphe. L’air vibre, de longues minutes. Les hommes du philharmonique ont l’air presque gêné de tant de gloire. Furtwängler revient plusieurs fois s’incliner, avec ce beau sourire qui indique la franchise de cœur.

En sortant, un vent glacial souffle depuis la rivière Sprée. Eva relève le col de son manteau. Le froid tombe en grésil. La place scintille dans la lumière des réverbères. Devant l’université Humboldt, la troupe des étudiants a grossi. Un feu est allumé. Eva attire Rodolphe contre elle.

— Un jour, je serai chef d’orchestre, lance-t-il tandis qu’ils s’engagent sur Unter den Linden.

— Comme Furtwängler ?

— Je serai encore meilleur que lui.

— Tu es sûr ? Il est une gloire nationale, tu sais. Toutes les femmes le trouvent beau.

— Il est efflanqué et tout chauve. Quand il dirige, on dirait une marionnette.

— Une marionnette animée par une main invisible et puissante, la musique.

Sur les images noir et blanc des actualités cinématographiques, Furwängler est grand et sec, mal peigné. Un peu fou. Pas du tout l’air austère comme la plupart des autres chefs. Karl Böhm et Otto Klemperer ressemblent à des instituteurs farouches, pas Furtwängler. Peut-être parce qu’il tord légèrement la bouche selon ses émotions et qu’il s’agite sur ses longues jambes quand il conduit le Berliner.

— Tu es trop jeune pour comprendre, ajoute Eva. Les femmes ne regardent pas que la beauté. Elles aiment le génie et la gentillesse.

— Il n’a pas l’air gentil !

— Il l’est. C’est parce que tu es jaloux que tu dis ça.

Elle le pince sur le ventre. Il chavire. C’est la première fois qu’il ressent cette chaleur intense dans tout le corps.

— Je n’aime pas Furtwängler.

— Ingrat ! Il a été gentil avec toi quand nous étions à Bayreuth, l’été dernier.

— Je m’en moque.

— Eh bien, moi, je l’adore autant que notre Führer bien-aimé.

Rodolphe se renfrogne. Pour le consoler, Eva le serre dans ses bras et claque une bise sur sa joue.

— Toi aussi, je t’aime, Petit Homme. Un jour, tu seras un grand chef d’orchestre et tu m’épouseras.

Le soir venu, Rodolphe se blottit dans le creux de son lit, tout secoué. Il gigote, rencogné dans ses pensées et ses émotions, jusque tard dans la nuit, plaçant Furtwängler en rival définitif. Un homme à pourfendre, en chevalier, à la loyale. Mais tellement perché dans les étoiles, tout là-haut, que pour l’atteindre il faut une grande échelle de rêves.

4

La veille des élections, Rodolphe fête son anniversaire. Sept ans. Christa est revenue de Nuremberg, spécialement pour cette occasion.

— Nous avons deux jours de relâche. Pas question de rater l’anniversaire de mon Prince.

Elle a découpé dans la presse des articles qui relatent son succès. Pourrait-elle passer une seule journée de sa vie sans parler d’elle ? se demande parfois Rodolphe. Un critique la hisse au rang des dix meilleures cantatrices de la décennie. Rodolphe s’en moque. Le succès de sa mère, c’est son malheur de petit garçon.

Eva n’est pas là, ce soir. Christa a fait livrer un gros gâteau à étages, une forêt-noire épaisse de crème, comme Rodolphe en raffole. Elle a planté dessus sept belles bougies torsadées et fait dessiner un cœur en sucre rose au centre.

— C’est la meilleure forêt-noire qu’on puisse trouver dans tout Berlin.

— Merci, Maman.

Christa dépose un baiser sur le front de son fils.

— Eva me dit que tu as fait de grands progrès en mathématique mais aussi en musique. Je suis très fière de toi.

Elle se lève, comme si elle était au théâtre. Rodolphe la regarde disparaître dans sa chambre, mystérieuse. Elle farfouille dans le tiroir de sa grande armoire et ressort avec un paquet emballé dans du papier doré.

— Tiens, mon fils chéri. Joyeux anniversaire.

Rodolphe fronce les sourcils en soupesant la boîte qui lui semble bien lourde. Il défait le nœud de ruban rouge.

— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-il en levant les yeux.

— De la pâte à modeler, comme tu voulais. La meilleure pâte qui existe, conseillée par un ami peintre et sculpteur. Ouvre.

Tout ce que Christa offre à son fils est toujours ce qu’il y a de mieux, superlatif. On dirait qu’elle veut gommer les erreurs d’amour, les silences et les froides absences.

Rodolphe ouvre la boîte. Des barres de pâte sont alignées entre du papier de soie qui chuinte quand il le déplie délicatement. Il y en a des rouges, des bleues, des noires. Rodolphe est heureux, il cherche à partager son bonheur dans les yeux grandioses de sa mère. Elle sourit avec une sorte de tristesse. L’enfant saisit un bloc de pâte noire et le pétrit nerveusement entre ses doigts longs et fins.

— Fais attention, tu vas trop le déformer !

Rodolphe serre très fort la matière molle, jusqu’à ce qu’elle déborde de ses doigts crispés. Une larme coule sur sa joue. Christa le presse contre elle en lui caressant les cheveux. Ses seins ont une odeur de poudre à fard et de fruits gourmands.