Il y a quelques nationaux-socialistes au Berliner, ils se tiennent calmes. Le chef d’orchestre a le sentiment d’être observé. Un violoniste juif lui a dit qu’il quitterait l’Allemagne si les nazis restaient au gouvernement. Un autre musicien, un tromboniste, affirme que le Zentrum, le parti catholique du centre, a décidé de laisser Hitler au pouvoir jusqu’aux nouvelles législatives qui doivent avoir lieu en mars.
— Les nazis vont perdre deux tiers de leurs voix. Ce sera le chef de notre parti qui sera élu. Il n’y a aucun doute !
Mendelssohn, Goebbels affirme que c’est de la musique de Juif, une pâle imitation des grands génies allemands. Il a promis de le retirer bientôt du répertoire car le peuple allemand s’est réveillé. Bannir le grand Mendelssohn, comme Hindemith ou Schönberg, dégénérés eux aussi. Tous des amis proches de Wilhelm Furtwängler. Il n’y a que de la bonne ou de la mauvaise musique, a déclaré le maestro à un journaliste. Pas de races, en matière d’art. Il n’a pas osé dire que la politique, c’est pour les idiots.
Arrivé dans les coulisses du grand théâtre, il lance, de sa voix grave, son traditionnel :
— Bonsoir, messieurs !
Une voix trop aiguë, revancharde, s’échappe d’entre les musiciens qui ajustent leurs vestes de costume :
— On ne dit plus bonsoir, mais Heil Hitler !
— Messieurs, réplique Furtwängler, en cherchant des yeux l’importun, je ne crois pas qu’on doive dire cette chose ici aussi.
Szymon Goldberg a baissé la tête, le chef le regarde furtivement. Les yeux du soliste fixent son archet. Tout le poids de la soirée repose sur ses épaules. Le Concerto pour violon de Mendelssohn, c’est de la virtuosité à l’état brut mais aucune grande difficulté pour un artiste aussi fantastique que Szymon Goldberg, aucun piège technique. Ce soir, on lit sur son visage une sorte d’immense frousse. Le Heil Hitler l’a cinglé. Le trac monte, il risque de le clouer au sol. Pour la première fois, depuis bien longtemps, il a l’impression que quelque chose le menace, un péril encore invisible, qu’il doit à nouveau faire ses preuves.
— Messieurs, lance le régisseur. Nous commençons.
Furtwängler entre le premier et, une fois au milieu de la scène, d’un signe du bras, invite Goldberg. Les applaudissements redoublent. Le soliste regarde la salle et s’incline, la poitrine serrée.
Les premières mesures ne lui posent pas de problèmes, elles viennent tout de suite, pas de longues phrases d’orchestre comme chez Beethoven ou Brahms. Il entre immédiatement dans cette œuvre immense que tout le public connaît. Le tempo de Furtwängler lui va à merveille, pas trop rapide pour trouver l’élégance des premières mesures. Une sorte de colère le porte. Son jeu s’affûte. Il ne grignote pas la moindre croche. Quand vient le deuxième mouvement, Furtwängler marque une courte pause, quelques secondes. Szymon Goldberg regarde une dernière fois Furtwängler et ferme les yeux. Les mesures du début sont très faciles, mais elles demandent tout le cœur. C’est là qu’on juge les très grands violonistes. Et, ce soir-là, Goldberg est digne de ses prestigieux anciens.
Quand Furtwängler sort du Staatsoper, à la nuit, la tension de la fin de journée s’est libérée, furieuse. Un immense incendie s’élève dans le ciel. La porte de Brandebourg, au bout de l’avenue, rougeoie. Les branches griffues des tilleuls jettent des ombres de monstres de cinéma. Le Reichstag est en flammes.
Une odeur de fumée, âcre et lourde, se répand dans les rues. Dans Friedrichstrasse, les passants crient. Rodolphe ouvre la fenêtre. Des sirènes de pompiers hurlent dans la rue. Eva s’est levée.
— On dirait que cela vient de la porte de Brandebourg, dit-elle.
— C’est un incendie ?
— Oui, Petit Homme.
— Je veux le voir.
Eva refuse, Rodolphe insiste.
— Bon, d’accord ! Mais tu ne diras rien à ta mère.
Dans la rue, les gens courent en direction d’Unter den Linden.
— Le Reichstag est en flammes ! hurle un vieux qui se tient sur deux béquilles.
Eva tient fermement la main de Rodolphe. La nuit de février est froide, par endroits le sol verglacé luit, blafard. Passé la porte de Brandebourg, la chaleur devient suffocante. D’immenses flammes percent la coupole du Reichstag à travers les poutrelles d’acier qui s’effondrent les unes après les autres.
— Ce sont les communistes qui ont mis le feu ! crie une femme dont le visage s’illumine à la lumière de l’incendie. Les communistes et les Juifs.
Eva s’arrête, les larmes aux yeux. Son regard cherche l’inscription qui disparaît dans la fumée : Dem deutschen Volke. Une statue qui orne la base du toit s’effondre en répandant des étincelles dans le ciel noir. Le feu s’échappe par les fenêtres et remonte furieusement le long de la façade. On dirait des dizaines d’yeux maléfiques qui brillent dans les ténèbres.
— C’est quoi, les communistes ? demande Rodolphe.
— Ce sont les ennemis du Reich allemand, Petit Homme. Nos pires ennemis.
Une cloche sourde sonne. Une voiture des pompiers fend la foule. Une partie du toit vient de s’écrouler dans un gigantesque bruit de ferraille qui résonne derrière la façade calcinée.
— Rentrons, ordonne Eva. Je ne veux pas voir ça plus longtemps.
Cette nuit-là, Rodolphe met du temps à s’endormir. Le ciel vacille derrière les rideaux de la grande fenêtre de sa chambre. Il serre Père contre lui, sans même lui parler, et ne s’endort qu’une fois l’aube levée, avec la certitude du jour.
En fin de matinée, les murs se couvrent d’affichettes qui accusent les communistes d’avoir incendié le siège du Parlement. Le crieur de journaux, qui se tient toujours devant l’arrêt du tramway, annonce, en brandissant son canard au-dessus de sa tête, que le coupable a été arrêté.
Rodolphe demande à Eva de l’emmener voir les restes du Reichstag. Un cordon interdit l’accès au bâtiment. Une haleine de cendres emplit les rues alentour. Il se répand un étrange lamento, lointain, qui monte de la ville. Un vieil homme s’approche de Rodolphe.
— Ces incendiaires veulent mettre le feu à tout Berlin.
Effrayé, Rodolphe s’accroche au bras d’Eva.
— Avez-vous entendu le docteur Goebbels à la radio, ce matin ?
— Non, répond Eva.
— Ils tiennent déjà le coupable. C’est un communiste hollandais qui a fait le coup. On a trouvé dans sa poche la carte du parti.
Une autre femme dit :
— Je suis concierge. Cette nuit, des policiers m’ont fait ouvrir tous les appartements. Ils ont fouillé tout l’immeuble et ils ont tiré de leurs lits tous les communistes. Je n’aurais pas imaginé qu’il y en avait autant, de cette vermine, autour de moi.
— Les cocos, je ne les aime pas, dit un autre type qui fume une pipe de terre cuite. Mais je ne crois pas que ce soit eux. Vous les imaginez mettre le feu et rentrer tranquillement dormir dans leurs foyers ?
Rodolphe presse la main d’Eva qui n’a pas dit un mot de toute la conversation.
— Je voudrais aller à Tiergarten.
— Pas aujourd’hui.
Une fourgonnette de la police passe à toute vitesse en direction du parc.
— Ce n’est pas un bon jour pour se promener, Petit Homme. On va rentrer, tu me joueras un peu de piano.
Rodolphe va pour faire un caprice mais Eva l’arrête d’une moue contrariée. Elle lui a appris qu’il était maintenant trop grand pour se laisser aller à ce genre de comportement. Il a tout juste huit ans.